En 1981, François Mitterrand donne à Ronald Reagan une liste de noms d'espions soviétiques infiltrés dans les labos, académies et officines gouvernementales US, jusqu'au Pentagone, "en échange" du droit de garder quelques ministres communistes à son premier gouvernement.
Deux ans plus tard, une série d'arrestations et d'expulsions aux US et dans toute l'Europe de l'ouest vient démembrer l'immense réseau d'espionnage technologique pour lequel les soviétiques dépensaient plus d'argent que pour leur propre recherche.
Les américains lancent alors leur coup de bluff sur la guerre des étoiles et l'URSS commence à vaciller sur ses bases, privée de ses yeux et oreilles à l'ouest. C'est le début de la fin et Gorbatchev tente de convaincre ses collègues déjà à moitié embaumés, de l'urgence de réformes.
Ces listes d'infiltrés venus du froid, c'était un colonel du KGB, nom de code Farewell, qui les faisait passer à l'ouest par un petit ingénieur de chez Thomson en poste à Moscou.
Et c'est cette histoire que nous raconte Christian Carion dans son Affaire Farewell.
Un film porté par Emir Kusturica (le colonel-traître), étonnant de présence physique, un peu "à la Depardieu", et Guillaume Canet (parfait en face de l'imposant Kusturica) en petit ingénieur falot et barbichu, embarqué malgré lui dans une aventure qui le dépasse.
Christian Carion plante rapidement et efficacement le décor historique, celui de l'Histoire avec un grand H. Mais c'est l'histoire de ces deux hommes (et des quelques belles femmes qui les entourent) qui l'intéresse.
On ne sait officiellement pas grand chose des motivations qui poussaient le colonel Farewell à trahir son pays (encore aujourd'hui les blessures restent ouvertes à Moscou : Christian Carion dit y avoir été fraîchement accueilli). Ce n'était ni la fuite à l'ouest ni l'argent (les comptes de la DST l'attestent !) et le film le présente comme un homme touché par la grâce et Léo Ferré lors d'un passage en poste à Paris, convaincu que le rêve socialiste se termine et décidé à précipiter l'inévitable transformation de l'empire soviétique. Pour le bien des générations futures et plus particulièrement de son fils qui ne rêve que des concerts de Queen.
Pour Christian Carion cet épisode de la guerre froide, qui figure en bonne place au best-of des histoires d'espionnage, est peut-être le premier coup de tocsin annonciateur de la chute du Mur (on en reparle bientôt : cette année nous en fêtons le vingtième anniversaire).
C'est filmé sans esbrouffe, lentement et sûrement, sans courses-poursuites ni effets spéciaux : le réalisateur, on l'a dit, s'intéresse avant tout à ses deux personnages, à leurs familles, pris dans la tourmente de l'Histoire, cette Histoire que le colonel entendait bien accélérer.
Bye bye Farewell.
Au passage, on a été ravis de revoir quelques belles images de Moscou, comme celles de l'imposant gratte-ciel stalinien de l'université Lomonossov ou celles des citernes de Kvas dans les rues.
Quelques mots encore d'un poème d'Alfred de Vigny (la mort du loup), auquel dialogues et images du film font de nombreuses références et qui met en vers la traque d'un loup resté en arrière de sa meute pour affronter son destin et les chiens et les fusils des chasseurs, sauvant ainsi sa femelle et surtout ses petits :
[...] Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
[...] Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l'eut pas laissé seul subir la grande épreuve;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes,
Que l'homme a fait avec les animaux serviles ...
Pour celles et ceux qui aiment les histoires dans l'Histoire.
Benoit en parle sur Critikat, Pascale aussi bien sûr et le JDD.