84 bis Charing Cross Road.
Deux romans épistolaires anglo-saxons. Deux histoires au coeur de l'après-guerre. Deux amours ouvertement déclarés pour les livres et la littérature. Deux incontournables de la blogoboule.
Le premier était une correspondance incroyable mais vraie, celui-ci a été très récemment écrit par deux américaines : Mary Ann Shaffer(1) et Annie Barrows.
Dans les deux cas, le plaisir de la lecture est total et garanti.
En 1946, l'Angleterre qui se remet difficilement des années de Blitz et du chuintement des V2, court encore après les tickets de rationnement.
Au même moment, Guernesey s'ouvre à nouveau sur le monde, après cinq années noires d'occupation, d'embargo et de famine : les îliens n'avaient pas connu pire envahisseur depuis Napoléon.
S'ensuit une correspondance littéraire entre une auteure anglaise et les membres de ce fameux Cercle littéraire des amateurs de tourte aux épluchures de patate - en temps de guerre, on fait avec ce qu'on a.
Un club créé à l'origine pour donner le change à l'occupant nazi, dont les participants lisaient ce qui leur tombait sous la main et n'avait pas encore servi à allumer la cuisinière, de Sénèque à Catulle en passant par les Soeurs Brontë ou Shakespeare, et se sont finalement laissés happés par le plaisir de lire et de parler de leurs lectures.
Peu à peu sous les anecdotes frivoles et les souvenirs amusants percent les effroyables horreurs de la guerre.
Mine de rien et l'air de ne pas y toucher, les deux américaines nous plongent au coeur de ses années noires.
Dès que l'on a lu les deux ou trois premières lettres, impossible de lâcher le bouquin qui se dévore en quelques heures.
Dans la seconde partie du livre, toujours sous formes d'échanges de lettres, l'auteure anglaise débarque à Guernesey et découvre les membres du cercle avec lesquels elle correspond depuis plusieurs mois : c'est un véritable moment de bonheur, lorsque la dame descend du bateau vêtue de sa cape rouge prévue en signe de reconnaissance :
[...] Mon coeur tambourinait dans ma poitrine. J'ai essayé de me persuader que c'était à cause de la splendeur de la scène, en vain. Toutes ces personnes que j'en étais venue à connaître, et même à aimer, étaient là. Elles m'attendaient. Je ne pouvais plus me retrancher derrière une feuille de papier. Tu sais, Sydney, au cours de ces deux ou trois dernières années, je suis devenue plus douée pour écrire que pour vivre [...]. Sur le papier, je suis absolument charmante, mais c'est juste une astuce que j'ai trouvée pour me protéger. Ce n'est pas moi. Ça n'a rien à voir avec moi. Du moins, c'est ce que je pensais où la navette postale est arrivée à quai. Dans un accès de lâcheté, j'ai failli jeter ma cape rouge par-dessus bord pour passer inaperçue.
Quand nous nous sommes rangés le long de l'embarcadère, j'ai regardé les visages des personnes qui attendaient. Il était trop tard pour revenir en arrière. Je les ai reconnus d'après leurs lettres. J'ai d'abord vu Isola, avec son chapeau indescriptible et son châle violet épinglé d'une broche clinquante, regardant dans la mauvaise direction, un sourire figé sur les lèvres. Elle se tenait à côté d'un homme au visage ridé et d'un garçon long et anguleux. Eben et son petit-fils. J'ai fait signe à Eli [...].
On en vient presque à regretter parfois le format épistolaire tant on aimerait que cette formidable histoire prenne de l'ampleur. Et puis on se dit un peu plus loin que le changement de ton d'une lettre à l'autre permet justement au lecteur de respirer : il est quand même pas mal question des séquelles de la guerre.
L'ironie profondément humaine de ce livre nous permet de ricaner et de glousser entre deux souvenirs d'horreurs.
On avait été enchanté par quelques jours de rando le long des chemins côtiers de Jersey il y a quelques temps ... nul doute que nous irons prochainement sur l'île voisine marcher dans les traces de Juliet !
Quelques perles pêchées dans la baie de Guernesey :
[...] Ma voisine, Evangeline Smith, va accoucher de jumeaux en juin. Comme elle ne semble pas transportée de joie à cette idée, je vais lui demander de m'en donner un.
[...] Suis-je trop difficile ? Je n'ai aucune envie de me marier pour me marier. Passer le restant de mes jours avec un être à qui je n'aurais rien à dire, ou pire, avec qui je ne pourrais pas partager de silences ?
[...] Je me demande comment cet ouvrage est arrivé à Guernesey. Peut-être les livres possèdent-ils un instinct de préservation secret qui les guide jusqu'à leur lecteur idéal. Comme il serait délicieux que ce soit le cas.
[...] C'est ce que j'aime dans la lecture. Un détail minuscule attire votre attention et vous mène à un autre livre, dans lequel vous trouverez un petit passage qui vous pousse vers un troisième livre. Cela fonctionne de manière géométrique, à l'infini, et c'est du plaisir pur.
[...] La tache rouge qui ressemble à du sang sur la couverture est bien du sang. Une maladresse avec mon coupe-papier.
[...] Je fréquente cette librairie depuis des années et j'y ai toujours trouvé le livre que je cherchais - et trois autres dont j'avais envie à mon insu.
[...] Lire de bons livres vous empêche d'apprécier les mauvais.
Un livre où l'on découvre quelques recettes originales ...
______________
(1) : la santé déclinante de la vieille dame l'amènera à se faire aider par Annie Barrows pour terminer le livre avant sa mort.
Les éditions NIL publient ces 391 pages qui datent de 2008 en VO et qui sont traduites de l'américain par Aline Azoulay.
Bien sûr tout le monde en parle : Pisi, Edelwe, Nane, Mizzenmast, ...