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Nos coups de coeur : cinoche, bouquins, pestacles, bd, miousik, et d'autres encore. Livres, cinema, musique, spectacles, BD.

La mélodie du bonheur

Paru dans Courrier International n° 874/5/6 du 2/8/2007.

Alors, heureux ?
Pourquoi nous sommes obsédés par le bonheur ?
En compagnie de l’homme le plus béat du monde.

Selon les neurobiologistes, le moine Matthieu Ricard est un as du bonheur.
D’abord goguenard, le journaliste venu l’interviewer est reparti séduit.
“Remémorez-vous un moment de joie intérieure et de bonheur”, écrit Matthieu Ricard dans son livre Plaidoyer pour le bonheur [Pocket, 2004].
“Souvenez-vous de ce que vous avez ressenti. Examinez l’effet durable que cette expérience a eu sur votre esprit et comment elle nourrit encore un sentiment de plénitude."
“C’est là que les difficultés commencent, dis-je à Ricard. J’ai eu beau travailler cet exercice de méditation, le souvenir qui revenait et revenait était celui de cette soirée de mai 1999 où j’étais dans les tribunes du Camp Nou de Barcelone, quand, alors qu’on jouait les arrêts de jeu, Ole Gunnar Solskjaer a marqué le but qui a permis à Manchester United de remporter la Ligue des champions.
— A mon avis, ce que vous avez ressenti ce soir-là, c’est de l’allégresse. Et l’allégresse n’est pas vraiment ce que nous entendons par bonheur. Ce serait une expérience intéressante pour vous de revivre cette soirée et d’évaluer ce que vous en avez effectivement retiré.
— Vous avez raison”, acquiescé-je, me rappelant comment, une fois l’euphorie dissipée, je me suis retrouvé face au vide maintes fois décrit par les fans de sport.
“Lorsque je me suis réveillé, le lendemain, j’avais toujours mal à la tête, je travaillais toujours pour un rédacteur en chef qui me méprisait et mon ordinateur portable était toujours en panne. Maintenant que j’y repense, Manchester United n’avait absolument rien fait pour moi.
— Parce que l’allégresse est éphémère, ce n’est pas la véritable plénitude spirituelle.
— Mais si je parviens à la plénitude spirituelle, je n’aurai plus envie d’aller à Old Trafford [le stade de Manchester] ?
— Bien sûr que si. C’est l’une des erreurs que les gens commettent : penser que quelqu’un de serein, d’équilibré est quelqu’un d’ennuyeux. J’adore le football.”
Depuis que Matthieu Ricard, le traducteur français et bras droit du dalaï-lama, s’est soumis à une batterie d’essais cliniques à l’université du Wisconsin, il est fréquemment présenté comme l’homme le plus heureux du monde.
C’est un peu exagéré, nuance-t-il, compte tenu de l’infime pourcentage de la population mondiale dont on a étudié l’activité cérébrale par les mêmes moyens technologiques ultramodernes. Les chercheurs ont mis 256 électrodes sur son crâne et l’ont placé pendant trois heures dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique (IRM).
Alors que des centaines de sujets testés se situaient sur une échelle allant de + 0,3 (tristesse abyssale) à – 0,3 (béatitude), le Français affichait – 0,45.
Il me montre la représentation graphique des résultats sur ordinateur portable. Pour trouver Ricard, il faut faire défiler la page à gauche, très loin de la courbe principale, jusqu’à ce qu’on finisse par tomber sur lui – un point éloigné, au début de l’axe des abscisses.
“C’est vrai, concède-t-il, j’étais très loin des paramètres habituels.”
Dans sa jeunesse, Matthieu Ricard, aujourd’hui âgé de 61 ans, était considéré comme l’un des biologistes les plus prometteurs de sa génération. Il soutient une brillante thèse de doctorat à l’Institut Pasteur sous la direction du Prix Nobel François Jacob, mais renonce à sa carrière scientifique en 1972 pour s’installer à Darjeeling. Il y suit l’enseignement de Kangyur Rinpoche, un maître de la tradition Nyingma, la plus ancienne école du bouddhisme tibétain. Depuis l’âge de 30 ans, il est moine et a fait vœu de chasteté. Il vit aujourd’hui au monastère de Schechen, au Népal.
Tous les revenus générés par ses livres servent au financement d’hôpitaux et d’écoles au Tibet. Dans la préface [de l’édition anglaise] de Plaidoyer pour le bonheur, le psychologue Daniel Goleman raconte comment une attente de trois heures à l’aéroport “a semblé ne durer que quelques minutes, grâce au simple plaisir de se trouver dans l’orbite de Matthieu”.
L’expression m’avait donné un peu la nausée quand je l’ai lue la première fois. Maintenant, elle me semble parfaitement justifiée. Il émane de Ricard une grande tranquillité, une grande gentillesse et, plus surprenant, de l’humour.
Gardien de but hors pair dans sa jeunesse, Matthieu Ricard a également acquis une réputation internationale dans le domaine de la photographie – il a eu droit aux éloges d’Henri Cartier-Bresson.
Il me montre des photos qu’il a prises de la vue idyllique qu’il a depuis son ermitage népalais. Ayant moi-même été traité par le magazine satirique Private Eye de “journaliste misérable” – ce qui me paraît bien sévère étant donné que, sur les “84 000 émotions négatives” évoquées dans l’enseignement bouddhiste, il y en a au moins une douzaine que je n’ai pas encore ressenties –, je me sens obligé d’admettre que j’ai peut-être quelque chose à apprendre de Ricard.
“D’un autre côté, lui dis-je, est-ce si difficile que cela d’être heureux quand on vit dans la montagne, avec une vue à couper le souffle sur la chaîne de l’Himalaya, et qu’on a comme seul souci d’astiquer les carillons éoliens ? Et si vous meniez une vie comme la mienne, à l’ombre du nouveau stade d’Arsenal [dans le nord de Londres], dans des rues encombrées de camionnettes conduites par des cockneys hargneux ? Je ne dis pas que vous seriez plus heureux là où j’ai grandi, à Manchester, où deux de mes oncles se sont fait tirer dessus avec des Uzi…
— Qu’est-ce qu’un Uzi ? interrompt Ricard.
— Un pistolet-mitrailleur.
— Ah !” Le moine marque une pause. “Je comprends ce que vous dites. Je pense que, si je devais vivre là où vous vivez, je le pourrais. Si j’avais le choix, ce n’est pas là que je m’installerais. Mais si vous laissez les circonstances extérieures déterminer votre état d’esprit, alors évidemment vous allez souffrir, vous devenez comme une éponge. J’ai vécu dans des endroits difficiles. J’ai habité à Old Delhi pendant près d’un an. C’est un endroit vraiment déprimant. Et pourtant, parfois, je m’y sentais tellement léger. C’était, comment dirais-je, comme si le climat était différent.”
Atteindre le bonheur est un savoir-faire, estime Ricard. La plupart des gens vivent comme des mendiants, “sans avoir conscience du trésor qui est enfoui sous leur cabane”. Nous pouvons exploiter notre potentiel comme s’il s’agissait de “polir une pépite” pour finir par trouver le bonheur, “tel un oiseau s’élevant dans le ciel lorsqu’on ouvre sa cage”.
“Quelles autres choses vous rendent heureux ? demande-t-il.
— Je ne sais pas… quelques bouteilles d’un côtes-du-rhône Parallèle 45 de chez Jaboulet avec des amis, sur des crevettes dhansak…
— Vous êtes en train de décrire un moment de calme au milieu de la tempête. Vous devez identifier ce qui vous rend heureux dans cette situation. C’est comme si, au cours d’un voyage, vous cherchiez dans votre sac à dos et constatiez qu’il est rempli à moitié de provisions, et à moitié de cailloux. Vous devez enlever les cailloux pour mettre plus de provisions.
— Plus de vin ?
— Non. Je veux dire par là que ces intermèdes – alcool ou exercice physique – donnent une idée de ce que la vie pourrait être si l’on modifiait son équilibre mental, au lieu de changer les circonstances extérieures.”
Ricard est quelqu’un d’inhabituel en ceci que, contrairement à beaucoup de croyants, il a introduit dans sa foi la rigueur scientifique de son ancienne vie : d’abord par le biais de ses traductions du tibétain (la langue dans laquelle il communique habituellement), puis, plus récemment, en contribuant à étudier si la science peut cartographier précisément l’équilibre mental d’un individu.
Il participe à un programme de recherches dirigé par le Pr Richard Davidson, spécialiste des sciences cognitives et chef du laboratoire de neurologie affective à l’université du Wisconsin. Davidson est une sommité mondiale dans le domaine de la neuroplasticité. Découverte récemment, c’est la capacité du cerveau à évoluer en permanence en fonction de l’expérience. Cette évolution peut être visualisée par imagerie médicale, puis quantifiée.
“On peut mesurer la différence d’activité entre les cortex préfrontaux droit et gauche du cerveau, explique Ricard, et cette relation représente fidèlement le tempérament du sujet.”
Une activité accrue à gauche est liée aux émotions positives, tandis qu’à droite elle signale des pensées négatives et la dépression.
“Dans ces tests, poursuit-il, tous les sujets pratiquant la méditation se sont placés en dehors de la courbe standard. Statistiquement, ils se sont rangés dans un groupe restreint, bien défini. Ils venaient pourtant d’horizons différents : un nomade tibétain, un jeune Français, un universitaire. Ils formaient une grappe. C’est ça, l’important. S’il n’y avait que moi, ce pourrait être un pur hasard.
— Y a-t-il une prédisposition génétique à la morosité ?
— Il est vrai que l’on peut mettre en évidence des différences d’équilibre mental chez des enfants de 2 ans.
Et alors ? me direz-vous. Alors, l’important avec l’entraînement mental – un terme sans doute plus pertinent que méditation –, c’est que vous changez votre ligne de base personnelle. C’est très différent de la sensation temporaire de bien-être que l’on peut éprouver quand on regarde un film des Marx Brothers. Ce qu’il faut faire, c’est relever cette ligne de base.”
Matthieu Ricard est un fils de bonne famille, c’est le moins qu’on puisse dire. Sa mère, Yahne Le Toumelin – qui est devenue nonne bouddhiste en 1968 –, est une peintre abstraite, dont André Breton fit l’éloge dans son étude Le Surréalisme et la peinture.
Son père, Jean-François Revel, décédé l’année dernière, était l’un des philosophes et journalistes français les plus réputés. Matthieu a fait sa scolarité au lycée Janson-de-Sailly à Paris. Il avait 16 ans lorsqu’il déjeuna pour la première fois avec Igor Stravinsky. Son père n’était pas franchement ravi qu’il abandonne ses études pour partir en Inde.
En 1997, le père et le fils ont publié un livre d’entretiens, Le Moine et le philosophe, qui s’est vendu à près de 500 000 exemplaires en France et qui est l’un des ouvrages de philosophie moderne les plus instructifs et les plus brillants jamais écrits.
Plaidoyer pour le bonheur, plus accessible, contient des exercices simples visant à aider le lecteur à parvenir au même genre de calme que celui qui émane de Ricard.
“La colère, affirme-t-il, est une émotion destructrice qui nous réduit à l’état de marionnettes.
— N’avez-vous jamais perdu votre calme ?
— Cela m’est arrivé, avoue le moine. Dans les années 1980, j’ai eu mon premier ordinateur portable. Je l’utilisais pour traduire des textes tibétains. Un ami a versé de la farine sur le clavier, pour rire. Quand il a vu que j’étais vraiment en colère, il a dit : ‘Un moment de colère peut détruire des années de patience.’
Les recherches psychologiques, contredisent l’idée selon laquelle laisser libre cours aux émotions soulage les tensions accumulées.
— Je sais qu’on vous a volé un autre portable il n’y a pas si longtemps, lors d’un voyage en Inde.
— Cela ne m’a pas du tout chagriné”, assure-t-il, ajoutant qu’il a simplement regretté de ne pas avoir pu envoyer la batterie au voleur. Mais où une telle passivité mène-t-elle dans des circonstances moins banales ? “Prenons, lui dis-je, un exemple galvaudé : si vous aviez été armé et seul dans une pièce avec Hitler à Berchtesgaden en 1937…
— Je lui aurais certainement tiré dessus. S’il n’y avait pas d’autre solution. Parce que cela aurait évité des souffrances encore plus grandes. On a un jour demandé au dalaï-lama ce qu’il ferait si quelqu’un entrait dans la pièce avec l’intention de tuer tout le monde. Il a répondu : ‘Je commencerais par lui tirer dans les jambes, puis j’irais vers lui pour lui caresser la tête et m’occuper de lui.’”
La philosophie fondamentalement non conflictuelle du bouddhisme finira par triompher, estime Ricard.
“Dans une société composée à parts égales d’égoïstes et d’altruistes, ces derniers devraient théoriquement être balayés. Mais les altruistes savent coopérer, ce qui leur donne un grand avantage. C’est un motif d’espoir.
— Espoir est le mot juste, parce que je ne vois pas du tout le monde s’améliorer.
— C’est l’impression que donnent les médias, tempère-t-il, mais toutes les études sérieuses font état d’une baisse du nombre de victimes dans les conflits armés. Au temps de Napoléon, les insurgés espagnols clouaient les soldats français entre deux planches. C’est la mort la plus effroyable qui soit.
— C’est vrai, mais… ils étaient français. Ricard réprime un sourire. Quoi qu’il en soit, la tendance est à la compassion, j’en suis convaincu.
— A Bagdad aussi ?
— Chaque conflit puise sa source dans la haine. Quand la forêt est en feu, on ne se demande pas comment éteindre l’étincelle. Bien sûr qu’on ne peut pas aller enseigner la méditation en plein génocide. Mais sans doute à l’avenir pourrons-nous amener les gens à penser autrement, de manière à empêcher que de telles situations ne se produisent. Les gens ne se font pas sauter sans raison. Les mentalités évoluent lentement, à force de mécontentement, de cupidité et d’indifférence. Il faut s’occuper de ces choses avant que la haine n’explose.”
Au moment de prendre congé, il a réussi à me convaincre de tout l’avantage qu’il peut y avoir à pardonner à ses ennemis. Pourtant, je sais qu’en termes de bonheur ma pépite n’est pas encore polie, mon oiseau reste dans sa cage.
“Quant au trésor enfoui sous ma cabane, je ne suis même pas sûr de me souvenir où se trouve celle-ci. A part pratiquer les exercices de méditation proposés dans Plaidoyer pour le bonheur, que me conseillez-vous de faire ?
— Il existe un programme intitulé ‘La réduction du stress par la pleine conscience’ [Mindfulness-Based Stress Reduction, MBSR], mis au point par Jon Kabat-Zinn, de l’université du Massachusetts ; une série d’excellents supports d’exercices a été éditée. Mais, au final, c’est votre rapport mental au monde qui fait que vous êtes malheureux ou non. Vous devez vous poser cette question : mon bonheur dépend-il des autres ?”
Robert Chalmers.
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